Les vignerons du Jura et ceux de la région de Jerez, en Andalousie, ont un point commun : ils ont l’habitude d’élever leurs vins « sous voile ». Dans le Jura, cela donne entre autres l’emblématique Vin Jaune ; à Jerez, cet élevage trouve son paroxysme dans les vins de type Fino ou Manzanilla. A l’occasion de la 22ème Percée du Vin Jaune, les deux régions se sont retrouvées pour une journée de symposium, d’échanges et de dégustations autour de ce point commun.

Qu’est-ce qu’un vin de voile ?

Après la vinification, lorsque les levures ont achevé la fermentation alcoolique du vin, et si l’environnement y est favorable, d’autres souches de levure prennent le relais et forment un voile à la surface du vin. L’environnement idéal : entre 13% et 17% d’alcool, un milieu aéré, avec de la place pour se développer à la surface du vin, une température modérée, de l’oxygène.  Ces autres levures appartiennent également à l’espèce Saccharomyces Cerevisiae (celles responsables de la fermentation alcoolique), mais sont des souches différentes (de la même espèce, mais avec un génome différent). Les différents travaux de recherche menés sur les levure de voile indiquent qu’elles sont présentes dans l’environnement (ie dans la cave – il est notoirement difficile de faire du vin de voile dans une « nouvelle » cave, et les producteurs qui souhaitent le faire utilisent souvent du matériel qui a déjà servi ailleurs). Enfin, si la fermentation alcoolique permet de convertir des sucres en alcool, lors de l’élevage sous voile, les levures se nourrissent de glycérol, et produisent environ 130 composés aromatiques différents, notamment des acetaldehydes et des esters.

On peut donc en théorie élever n’importe quel vin sous voile, à condition d’avoir le bon environnement. A condition aussi d’avoir un vin qui s’y prêtera sur le plan gustatif : les notes de levure fraîche, d’acétaldehyde, d’esters, ne se marient pas avec les arômes de tous les vins. Et la quasi absence de glycérol peut faire cruellement défaut selon le style de vin, donnant une impression de « minceur », avec le risque de rendre les tanins des vins rouges plus agressifs au palais.

Vin Jaune vs Fino de Jerez : quelles différences ?

Le terroir : cela va sans dire, mais ça va encore mieux en le disant ! D’un côté le climat chaud et océanique de Jerez, en bordure d’océan Atlantique, avec ses faibles précipitations (650mm en moyenne), ses vents, son sol d’Albariza, qui ont une influence sur la viticulture mais aussi plus tard sur les conditions d’élevage. De l’autre côté, les monts du Jura et leur climat continental, aux hivers rigoureux, avec plus de 1000mm de précipitations à l’année à Château Chalon.

Les cépages : le Palomino est de rigueur à Jerez, un cépage peu aromatique et qui donne sous ce climat chaud des vins très faibles en acidité (3,7g/l d’acidité totale en moyenne, avec un taux quasi nul d’acide malique). Le Savagnin est le cépage des vins jaunes par excellence, avec une acidité plus importante et des notes fruitées plus intenses.

La fortification : le Vin Jaune est élaboré de manière « classique ». Avant l’élevage sous voile, c’est un vin blanc sec somme toute tout à fait normal (en témoignent les vins blancs secs du Jura issus du cépage Savagnin et « ouillés », donc élevés sans voile). La condition principale pour le développement des levures de voile est que le degré d’alcool doit dépasser 13%. A contrario, les vins de Jerez sont des vins fortifiés. A la fin de la fermentation alcoolique, le degré d’alcool est classiquement compris entre 11 et 12,5% : de l’alcool est ajouté pour atteindre un taux entre 15% et 15,5%, propice au développement des levures de voile.

L’élevage : deux écoles radicalement différentes ici. Le vin jaune doit passer un minimum de 6 ans et 3 mois dans des fûts, dans le Jura. Soumis aux aléas climatiques, à la froideur de l’hiver, le voile est changeant et peut évoluer de saison en saison (voire disparaître complètement, laissant place à une oxydation ménagée du vin), et au terme de ce vieillissement, le vin a perdu plus d’un tiers de son volume (1 litre de vin initial donne en théorie 62,5 cl de vin jaune : la contenance exacte d’un clavelin). A Jerez, la méthode de vieillissement est la solera, avec d’anciens fûts de chêne de 600L, et un principe d’assemblage fractionnaire qui mêle les vins jeunes aux vins plus âgés et gomme l’effet millésime tout en alimentant le voile continuellement (plus d’explications sur la solera et les criaderas). La durée minimale de vieillissement est de 2 ans, et il est extrêmement rare que les Finos dépassent 8 ans.

Les vins de voile dans le monde

Si vous souhaitez goûter différents vins de voile, la solution la plus simple est de chercher des vins du Jura (Vin Jaune évidemment, mais de nombreux vins blancs sont élevés « non ouillés » et vieillissent quelques mois voire quelques années sous voile. Voici quelques autres options :

  • Jerez : les classiques Finos et les Manzanillas, mais attention à les consommer rapidement après mise en bouteille, pour ne rien perdre de leur fraîcheur et de leur caractère. Les Amontillados vieillissent aussi sous voile plusieurs années, avant de poursuivre leur élevage sans voile (élevage de style oxydatif), développant des notes de noisette et de fruits secs plus prononcées. Vous trouverez aussi des notes de levures de voile dans les Palos Cortados et les Pale Cream.
  • Pour une expression extrêmement typée des vins de voile, Tio Pepe produit le fino « Dos Palmas », élaboré à partir de fûts sélectionnés au moment exact où le voile commence à dépérir, donc au paroxysme de ce mode de vieillissement (les vins sont âgés d’environ 8 ans).
  • Ailleurs en France : le domaine Plageoles, à Gaillac, élabore un vin de voile à partir du cépage Mauzac.
  • Italie : en Sardaigne, des vins de voile sont produits sous les appellations Vernaccia di Oristano et Malvasia di Bossa.
  • Hongrie : les vins Szamorodni de Tokaj.
  • Moldavie et Crimée : le « Soviet Sherry » et le « Kheres »

Pour l’anecdote, il existe aussi des vins rouges élevés sous voile, à l’image du Prieto Picudo de Raul Perez (Espagne – Tierre de Leon) ou de cuvées d’Eben Sadie (Afrique du Sud) et Dirk Niepoort (Portugal).

Crédit photo : Consejo Regulador de las Denominaciones de Origen « Jerez-Xérès-Sherry » – « Manzanilla-Sanlúcar de Barrameda » – « Vinagre de Jerez »