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Billet d'Humeur
Déguster à l'aveugle a-t-il encore un sens? |
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Spiritueux
Le whiskey d'Irlande |
Le 15/04/2013 par Monsieur Septime
Chez les dégustateurs, la notion de goût est une problématique majeure. L'objectivité est recherchée à tout prix et la mise en place de protocoles de dégustation se doit d'en être le garant. La dégustation en aveugle est donc un élément essentiel pour essayer d'arriver à le plus d'objectivité possible.
Pourtant le goût et l'odorat sont des sens très imparfaits.
Ainsi à partir d'informations parcellaires, faisant avec les éléments à sa disposition, le cerveau va reconstruire une représentation de la réalité qui lui semble le plus plausible. Certain de son objectivité, non critiquable du fait de sa position d'expert, le dégustateur peut se laisser prendre au piège. On part alors de biais cognitif.
Richard Nisbett et Timony D. Wilson commencent à s'intéresser à cette problématique à la fin des années 70 en mettant en lumière une différence de perception chez un être humain, entre le véritable processus de décision et ce qu'il croit être logique et objectif; un stimulus externe peut interférer sur ce processus et le biaiser. Critiqués, ces travaux sont tombés dans l'oubli. Il faut attendre les années 2000 pour que Petter Johansson et Lars Hall approfondissent la question et publient de nouvelles études basées sur des protocoles très simples.
Les deux chercheurs retravaillent les protocoles et viennent confirmer ce que Nisbett et Wilson ont mis en lumière: la facilité avec laquelle un simple changement dans une scène observée peut tromper le cerveau et orienter ses choix. Mais la spécificité de Johansson et Hall est d’essayer de comprendre le lien entre intention / choix / analyse de ce choix. Leur expérience est très simple (2). Deux visages de femmes sont montrés à un cobaye. Il choisit celui qu’il préfère. Par un tour de passe-passe, il lui est présenté le visage qu’il n’a pas choisi et on lui demande de décrire les raisons pour lesquelles il a fait son choix.
Sur les 120 participants, 15 choix sont présentés à chaque participant mais seuls 3 sont biaisés par le manipulateur. Dans tous les cas l’expérience est menée trois fois. Dans les premiers cas seulement deux secondes ont été laissées au cobaye pour prendre sa décision, cinq secondes pour la deuxième série, et une totale liberté de réflexion pour la dernière série. La manipulation est grossière et pourtant seulement 30% des manipulations biaisées sont détectées par les cobayes. Après le débrief présentant la manipulation, 84% des cobayes pensent qu’ils seraient en mesure de détecter la supercherie. Johnsson qualifie ce déni "d’aveuglement du choix fait en aveugle". Si a priori nous sommes capables d'expliquer quelles sont nos préférences, lors du choix en tant que tel (une simple préférence pour un visage) il apparaît que l'on peut très facilement le biaiser. Par la suite, même trompé, nous confirmons ce choix biaisé, allant même jusqu'à le justifier.
Johansson et Hall ont voulu aller plus loin et savoir si ce biais cognitif est déclinable sur d’autres sens que la vue. Pour ce faire, le nouveau terrain de jeu fut le supermarché, pour étudier de quelle façon le consommateur peut être influencé par des choix biaisés (2). Toujours avec un protocole à l’aveugle, le consommateur est invité à déguster deux variétés de confitures et de thés. Dans les deux cas, lorsque le consommateur choisit l'arôme qu'il préfère, une inversion des pots de présentation permet de lui faire goûter à nouveau l’arôme qu’il n’a pas retenu.
De même que pour la manipulation avec les photographies, pas plus du tiers des manipulations sont détectées par les cobayes. Deux tiers de ces manipulations ne sont pas détectées même si la différence entre les arômes testés est significative, comme "pomme vs raisin" par exemple. Un autre résultat des plus étonnants: le taux de différenciation entre les deux arômes est le même que l’échantillon ait été manipulé ou pas. En d'autres termes, le consommateur prend du raisin pour de la pomme, s’il est certain d’avoir choisi le raisin. De plus il arrive à différencier très nettement les deux arômes comme si aucune manipulation n'avait eu lieu.
D'autres expériences ont été menées sur les qualités et défauts de téléphones portables par exemple. A chaque fois les résultats viennent confirmer le biais cognitif.
Lorsqu'il est demandé aux cobayes de justifier leur choix, qu'il y ait eu manipulation ou pas, l'analyse sémantique montre que le debrief est le même. Dans le cas d'une manipulation, le participant justifie un choix qu'il n'a en réalité pas fait. A cela se rajoute des éléments "micro-culturels" qui orientent le rapport: position sociale du participant, le contexte et ses règles tacites (certaines choses peuvent être dites et pas d'autres), formalisation du protocole, etc... Les conclusions de ces études sont simples:
La complexité de la construction de la décision et du biais cognitif laissent un champ d'étude très large dont l'exploration ne fait que commencer. Ne connaissant pas encore quels sont les critères de subjectivité, dégustation à l'aveugle ou pas, il est de ce fait impossible d'être objectif pour un dégustateur, et seule l'humilité doit être de rigueur.
Monsieur Septime
A voir aussi: l'article "Septime se lance comme oenologue-conseil", et plus particulièrement la partie traitant de la coloration d'un vin rouge en blanc.
Références:
(1) Nisbett, R. and T. Wilson (1977). "Telling More than we can Know: Verbal reports on mental processes." Psychological Review 84(3): 231-259.
(2) Johansson, P., Hall, L., Sikström, S. & Olsson, A. (2005). "Failure to detect mismatches between intention and outcome in a simple decision task. Science, 310, 166-119.
(3) Hall, L., Johansson, P., Tärning, B.; Sikström, S.; Deutgen, T. (2010). "Magic at the marketplace: Choice blindness for the taste of jam and the smell of tea". Cognition 117 (1): 54–61.
Septime, que l'on appelle volontiers "Monsieur" Septime, est un homme aux visages multiples: consultant en management, spécialiste de la formation professionnelle, mais aussi un auteur passionné et un grand amateur de vin.
Il a fondé le site Mistelle.fr où l'on peut retrouver sa plume impertinente, acerbe, tranchée et souvent très juste. En librairies, c'est en tant que co-auteur de "La Face Cachée du Vin" qu'il se distingue; l'ouvrage, co-écrit avec Laurent Baraou, est paru en 2010 aux éditions François Bourin.
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